Destination : 114 , Totalement cousu de fil blanc


Oblivion

A la mort de mon père, j’ai dû me résoudre à vider sa maison. Je me suis attaqué à cette tâche décourageante sans méthode, mélangeant les incursions dans ses papiers et le tri d’objets. Il m’a fallu du temps pour savoir ce que j’avais envie de conserver.



J’ai été tenté, dans un premier temps, de choisir ce que je pensais important pour lui, par exemple des souvenirs en relation avec la Suède, son pays d’origine. Mais à la réflexion, lui-même avait l’air de ne pas y tenir vraiment.

Sa mère était morte en couches, et son père avait «disparu», lorsqu’il était très jeune, dans des circonstances qui lui restaient mystérieuses.

Lorsque, de loin en loin, il avait interrogé à ce sujet sa grand-mère, qui l’avait élevé, elle fondait en larmes, et il n’en avait jamais rien tiré d’autre que cette prédiction vague, énoncée entre deux hoquets et jamais accomplie : qu’il ne s’inquiète pas, son père allait revenir, sans doute le mois suivant. Elle ne lui semblait pas avoir toute sa tête, bien qu’il ne se soit jamais plaint de la façon dont elle s’était occupée de lui. Mais il avait rapidement renoncé à la questionner. Qui était exactement son père, où et pourquoi il était parti, tout était resté définitivement flou pour lui.



Lorsque, lassé de cette attente improbable et sans raison valable de rester en Suède – c’est comme ça qu’il disait -, il avait finalement décidé de quitter son pays pour faire sa vie ailleurs, il n’avait en fait amené avec lui presque aucune trace de sa vie d’avant.

Je me souviens qu’il avait toujours fait comme si son enfance et ses origines lui étaient indifférentes, et en fait, étrangères. Il n’a jamais voulu retourner en Suède, sauf une fois, pour y enterrer sa grand-mère. Mais je n’étais pas né à ce moment-là.

Pour moi, en tout cas, son passé est resté «terra incognita». C’est sans doute pour cela que j’ai toujours entretenu un rapport très lâche avec l’histoire, que ce soit la mienne ou celle qu’on appelle «la grande». Il m’a toujours semblé qu’un silence épais recouvrait ses racines et les miennes.

Finalement, je me suis résolu à presque tout jeter, autant par fatigue que par raison : j’habite un minuscule deux-pièces, et la place me manque. Je n’ai emporté que quelques très rares objets, témoins de ma propre enfance et le reste, je l’ai photographié, pour mon «auto-musée de mémoire», un travail personnel que je viens de mettre en train, parallèlement à mon métier de photographe professionnel. Peut-être à cause de ces rangements…

Dans ses papiers, j’ai découvert plusieurs cahiers d’un journal intime qu’il avait tenu à différentes périodes de sa vie d’adulte. C’est comme ça que j’ai pris connaissance de l’existence de ce qu’il appelait, assez mystérieusement, sa boîte «white oblivion». Maintenant que je l’ai trouvée, je l’ai rebaptisée : «white memory».



J’ai eu du mal à mettre la main dessus, parce qu’en réalité, elle n’est pas blanche du tout. C’est une boîte en métal apparemment rose au départ, une boîte à biscuits sans doute, bien cabossée. Le couvercle tient mal, il est renforcé par trois tours d’une ficelle grossière. Bien que l’inscription sur le couvercle soit partiellement effacée, et la peinture estompée par endroits, comme si elle avait été grattée, on peut encore distinguer quelques lettres du nom de la marque. J’en ai déduit que ça devait être quelque chose dans le genre «Pepparkakor».

Mon père expliquait dans son journal comment il en avait lui-même pris possession.



« Reçu aujourd’hui un paquet postal. Il est assez gros, mais léger, et il fait du bruit lorsque je le secoue. Il est recouvert de timbres norvégiens. Le nom de l’expéditeur, difficile à déchiffrer, m’est inconnu. D’ailleurs, je ne connais personne en Norvège. Je ne sais pas pourquoi, je n’ose pas l’ouvrir. »



Quelques jours plus tard, il mentionne :



« Le paquet est toujours posé sur mon bureau, encore dans son emballage. Bien que je n’aie pas la moindre idée de ce que ça peut être, j’ai le pressentiment vague que rien de bon ne peut me venir du nord, et qu’il contient sans doute une sorte de bombe, je veux dire : une bombe pour moi. Je crois quand même que je l’apprivoise un peu plus chaque jour. Je le secoue de temps en temps, et je m’habitue au bruit qu’il fait, sans deviner quels objets il peut contenir. Je finirai peut-être par me décider… j’ai conscience que mon attitude est tout sauf rationnelle. Je ne me reconnais pas moi-même. »



J’imagine en effet mal mon père reculant devant un simple paquet postal. Qui sait ce qu’il avait dû vivre pour redouter ainsi une possible révélation, de quelle souffrance il pouvait se garder ? Je m’aperçois à cette occasion que je n’ai jamais connu, de mon père, ses blessures intimes. C’est sans doute normal, mais soudain, ça me fait un peu bizarre.

Quelques jours plus tard, il avait apparemment trouvé le courage de se confronter au contenu du paquet.



« Ca y est. Je l’ai fait. J’ai dû relire plusieurs fois le courrier qui l’accompagnait pour tout comprendre. C’est un certain Tobias Svensson qui m’écrit. Il a dû penser, à juste raison, que je ne parlais pas norvégien et il a rédigé sa lettre en anglais, ce qui est bien, mais je ne le parle pas très bien non plus. Il m’explique qu’il a été chargé d’une expédition dans l’arctique, et qu’au cours d’un bivouac, par une chance «incredible», il a fait une découverte qu’il juge capitale pour l’histoire : plusieurs objets, dont la boîte qu’il m’envoie, et même, quelques ossements humains. A son retour, après des recherches, il a fini par penser que le hasard lui a fait découvrir tout ce qui restait d’une expédition à laquelle mon père a participé. Il était parti avec deux compagnons, en ballon, il y a une trentaine d’années, pour rejoindre le pôle nord. Ils étaient chargés par le gouvernement suédois d’une première mission de reconnaissance d’une zone encore inviolée du cercle arctique. C’est Alfred Nobel qui les avait financés. D’après ses renseignements, leur ballon dirigeable s’appelait «Aigle» et faisait 4800 m3, ce qui était énorme pour l’époque. Un pigeon voyageur apporta un unique message de détresse, trois jours après l'envol, après quoi ce fut le silence définitif. Il a encore fallu à Tobias un temps d’enquête assez long pour retrouver ma trace, moi qu’il pense être le seul descendant de la lignée. Il rajoute : « Seule cette boîte semblait lui appartenir. C’est à vous de choisir ce que vous décidez d’en faire, la conserver ou la remettre à un musée qui célèbrerait les découvreurs du pôle, pour sauver ça de «l’oblivion». Mais, après tout, je me mêle peut être de ce qui ne me regarde pas, mais moi, je crois que je le garderais ».



Mon père mentionnait qu’il ne connaissait pas le mot «oblivion», qu’il avait dû aller en chercher le sens dans le dictionnaire.



Dans les pages suivantes, il parlait de tout autre chose : son journal ne faisait absolument aucune allusion, ni au contenu du paquet, ni à la résonance sur lui de l’irruption imprévue du destin de son père dans sa vie. Presque deux mois après, le journal se terminait par ces mots énigmatiques :



« J’ai décidé de ranger la boîte. Définitivement. J’ai atteint la limite du blanc. Better white oblivion ».



J’avais retrouvé la boîte. Je l’ai ouverte, avec une soif immense et soudaine. A l’intérieur, j’ai voyagé longtemps. Elle contient le carnet de bord de mon grand-père Salomon. Sur la couverture en cuir, son nom est gravé, encore partiellement lisible. Les pages ont été rédigées à l’encre violette : le froid et la neige ont eu raison des mots, il ne reste que des volutes d’encre nuageuse sur les pages, seule trace des relevés précis effectués, ou de ses ultimes cris de détresse. Je me suis appliqué si longtemps à déchiffrer les empreintes illisibles de ses mots, que j’ai la sensation de les avoir réécrits.



Il y avait aussi des rouleaux de pellicule : mon père ne les avait pas fait tirer. Je me suis enfermé dans la chambre noire et j’ai patiemment développé les clichés, un par un, avec soin, dans l’espoir croissant d’une rencontre avec mon passé. La vie de Salomon m’est tout à coup devenue indispensable. Il y en a une centaine, résultat d’une pellicule piquée et rendue hors d’usage par trente ans de neige, de glace, d’humidité et de froid ravageurs. Dans la matière même du support, la blancheur a eu raison des découvertes et des passions de Salomon. Jour après jour, j’use mes yeux sur ces tirages immaculés, dont le temps a effacé le souvenir. Curieusement, ma mémoire se recompose avec clarté, à partir de ces points, flous et impalpables, qui apparaissent si on regarde vraiment, plus sûrement que si la pellicule était encore impressionnée.



Peu à peu est né le projet de mon exposition : j’ai rephotographié chacune de ces photos, je les ai «mises en boîte». Je les ai ensuite agrandies, jusqu’au format de deux mètres sur deux, j’ai loué les locaux de l’immense galerie Kronberg, et j’ai enfin présenté au public «The white Frontier of my memory».



Blanc sur blanc, dans la lumière blafarde.

Notre vie, avant effacement.















Christine C.